mardi 29 décembre 2009

Le conte du Nouvel An

Pour tous nos amis lecteurs, voilà un comte écrit par Joaquin, le couchsurfeur chilien qui nous avait accueilli lors de notre passage à Santiago. Il écrit aussi de la poésie, si vous préférez les textes originaux à notre modeste traduction, vous pouvez aller voir son blog http://tintayniebla.blogspot.com/

Un très joyeux réveillon et une bonne année 2010 à vous tous

Guillaume et Steve



Chanson parmi les corbeaux

Par un marcheur insomniaque

Je marchais depuis plusieurs jours dans les montagnes lorsque, de façon quasi imperceptible, le sentier de terre et de cailloux se transforma en un chemin de pierres carrées et régulières, les falaises à mes côtés se polirent en des formes géométriques, jusqu'à ce qu'au détour d'un virage ne surgisse la ville.
Elle surgissaiau milieu du gris des montagnes, tel un bourgeon, une gemmation fongique, avec ses centaines de tours de pierre qui, grises elles aussi, semblaient se fondre dans le paysage. Si on n'y avait pas prêté attention, on aurait pu croire qu'il ne s'agissait pas d'un lieu colonisé par les hommes, mais d'une étrange formation naturelle, une créature diforme née de la Terre et des étoiles; ou un jeu d'échecs au milieu des falaises.

Alors que je marchais dans ses rues étroites, je me demandais quel genre d'êtres humains avait pu construire cette ville dépourvue de toute chaleur: les maisons étaient hautes et leur forme anguleuse les rendait désespérément tristes, les rues ressemblaient à des grottes, et les rares places à un cimetière de fenêtres, une prison dont les murs étaient les coins de rues. Quoi qu'il en soit, les mystérieux et lugubres bâtisseurs de cette ville l'avaient abandonné depuis longtemps, la laissant à la merci des corbeaux. Où que se porte le regard, on entrevoyait leurs ombres noires , et leurs croassements devinrent bientôt le fond sonore du lieu, sans pour autant cesser de m'angoisser. J'ignore ce qui m'effrayait dans leurs cris, peut-être une vague mémoire raciale, héritée du temps où nous étions souris, et où les corbeaux épiaient dans la nuit, tels les fatals hérauts des étoiles; et encore aujourd'hui, ils provoquaient en moi cette terreur primaire, cette terreur faite de croassement, de plumes et de griffes. Cette noire terreur qui me faisait comprendre que cette ville n'était pas la mienne, et que je n'étais pas le bienvenu.

Je décidai de traverser la ville et d'essayer de passer la nuit dans un lieu plus accueillant. En marchant, j'avançais peu à peu vers la nuit, vers une ville plus froide et obscure, le long d'un chemin vaguement teinté de rose et de tombée du jour.
Mes pieds me portaient vers un monde incertain, peuplé d'ombres et d'une cacophonie de croassements, un langage nocturne qui me murmurait les peines de la ville. Au passage d'un coin de rue, je vis un carré de lumière se dessiner dans la noirceur du paysage. Je m'approchai, anxieux, sans trop savoir à quoi m'attendre. Peut-être une présence humaine? Un ermite perdu dans les montagnes? Une noire silhouette se découpait contre la faible lueur d'une bougie. Une femme était assise face à la fenêtre, par laquelle elle regardait de façon distraite. Elle avait la peau claire, et un visage agréablement arrondi. Ses yeux, comme s'ils m'avaient tout juste remarqué, m'observaient depuis un univers teinté de bleu. Ce regard contenait une invitation, un appel qui m'attirait depuis le bleu de ses yeux, un bleu chaleureux, aimant, caressant.

Une porte qui grinçait un peu. Des escaliers instables et bruyants. Une entrée menant vers un temps lumineux, vers un refuge entouré par les bougies qui se consumaient sur la table.

Bonjour? Je fus le premier à parler, lui tendant la main à travers mes paroles, espérant qu'elle la prendrait.
Bonjour. Qui es-tu?
Je suis... euh... je suis Joaquin.
Ton nom en m'intéresse pas. Qui es-tu?
… je suis un poète, un voyageur, un immigré, un déraciné.
Je ne veux pas non plus savoir ce que tu es. Qui es-tu?

Comme pour renforcer le catégorique de sa question, elle se leva, s'éloignant de la fenêtre et s'approchant de la lueur des bougies, où je pus enfin la voir avec clarté. Elle était juste un peu plus petite que moi, vêtue d'un gilet pourpre, large et non ajusté, qui la couvrait jusqu'aux genoux. Sa peau claire et le feu de sa chevelure renforçaient le bleu de ses yeux, et ses lèvres formèrent un sourire.
Je … je ne sais pas qui je suis. Je ne l'ai jamais su. N'est-ce pas par hasard le cas de tous les voyageurs?
Mais nombreux sont ceux qui traversent leur vie, qui traversent leurs jours, en croyant que leur essence est condensée dans le texte de leur carte d'identité ou dans le contenu de leur valise.
En entendant cela je ris aux éclats, peut-être pour essayer de chasser la nervosité que provoquait en moi cette situation.
Il y a bien longtemps que j'ai jeté ma carte d'identité dans le fleuve, et tout ce qui me reste est une plume et un cahier, avec lesquels j'écris de la poésie.
Tu n'as pas besoin de cela pour écrire de la poésie. Tu peux le faire avec les pieds, avec les yeux.
… avec la bouche...
Je m'assis sur le sol, repoussant quelques livres et étirant mes jambes vers la fenêtre. Elle s'assit à côté de moi, mais dans le sens opposé, me regardant de face. Depuis ses yeux montait une chanson, un désir pareil à la danse fulgurante des vers luisants, un pont qui nous unissait ici, protégés des corbeaux. Je parlai, franchissant ce pont.
Et toi, qui es-tu?
Quelqu'un comme toi.
Cela veut-il dire que tu l'ignores aussi?
Bien sûr que je l'ignore. Dire qu'on le sait est la plus grande des hypocrisies, c'est une stupidité. C'est se voir dans le miroir et penser que l'image qui apparaît sur ce verre froid et plat constitue tout ce que l'on est. C'est contempler les murailles que nous bâtissons et prétendre qu'il s'agit du monde.
C'est pour cela que je voyage. Le nom, le travail, l'identité, me semblent être des murailles bien plus hautes et catégoriques que les vraies murailles. Peut-être qu'en traversant les frontières physiques, je trouverai un moyen de franchir les symboliques.
Voilà donc pourquoi tu écris de la poésie en marchant.
Oui, mais aussi en attendant, en observant, en vivant. Je veux écrire un poème avec ma vie, avec mon corps, un poème qui contienne le vent, la mer, les chuchotements des caresses furtives et les baisers secrets de minuit. Je veux trouver ce poème et me transformer en lui.
Mais on en trouve jamais cela en le cherchant. C'est quelque chose qui arrive, depuis les desseins secrets de la vie. C'est une poésie chaotique, écrite en dehors du domaine de la volonté.
Mais nous pouvons la vivre et en faire l'expérience lorsque nous la rencontrons, comme maintenant, car je sais que tu fais inévitablement partie de mon poème.
Pendant que je parlais, je lui pris la main et je l'attirai vers moi. Avec un regard complice, elle me dit:
Ce n'est pas moi que ton poème contient, mais cet instant, ce refuge, et ce baiser.
Ses lèvres me firent descendre lentement et délicieusement vers un rêve de caresses et de gémissements. L'hiver habitait sa peau, et spasme après spasme, mes mains l'en chassèrent. Ses seins de marbre me chantaient une chanson de sirène, primitive, inexorable. Nous luttâmes ensemble contre la nuit, alors que s'éteignaient les bougies. L'obscurité se laissa tomber sur nos corps nus, pendant que nos ventres s'unissaient dans une étreinte fiévreuse. Fatigué et heureux, je m'endormis dans ses bras.

Quelques heures plus tard, la frontière de l'aube me rattrapa, alors que je me défaisais des vêtements du sommeil. Je regardai autour de moi, mais je vis simplement les bougies éteintes et les livres. Je m'habillai, triste et déçu au souvenir de ses yeux et de sa peau. Alors que je m'apprêtais à sortir, je vis sur la porte une lettre, au dos de laquelle était écrit: “Pour toi”. A l'intérieur elle avait dit simplement: “ Dans la vie, seul ce que l'on trouve sans le chercher vaut vraiment la peine; et la poésie, notre poésie, fut une créature animée d'une vie propre, qui nous a trouvé cette nuit entre les bougies. En entendant sa voix qui montait du papier, et en me souvenant que je ne savais pas -et que peut-être jamais je ne le saurais- je pleurai, pour moi, et pour le poème qui nous avait trouvé et s'en était allé.

Seul et accablé, je sortis dans la rue, dans la vie, pour être reçu par les corbeaux.

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